par Pierre Mounier-Kuhn
Historien CNRS, Sorbonne Université et CentraleSupélec
En 1990, tout en commençant ma thèse sur l’histoire de l’informatique en France, j’organisai un colloque international sur ce thème au Conservatoire des Arts et Métiers, embelli d’une exposition au Musée du même nom. À côté des pionniers français ou étrangers des années 1950, qui venaient présenter leurs calculateurs électroniques ou l’histoire de leurs entreprises, on eut le plaisir d’accueillir un ingénieur encore jeune, François Gernelle, qui raconta le développement du Micral N. Cette histoire n’était pas totalement inconnue de ceux qui s’intéressaient au sujet, mais ce fut l’occasion de lancer un mouvement d’intérêt et de le montrer à François Gernelle.
Gardant avec lui un contact amical, je lui demandai des compléments d’information, notamment sur les premiers acquéreurs du Micral après l’INRA qui en avait commandé le prototype. Autrement dit, des éléments permettant de comprendre comment la petit firme R2E était passée du développement du micro-ordinateur à son industrialisation et à sa commercialisation. Connaître ces premiers acquéreurs pouvait être aussi une piste pour retrouver et sauver d’éventuels Micrals survivants, en menant simultanément une étude d’histoire et une sauvegarde de patrimoine technique.
Parmi les clients « pionniers » qu’il cita, la société AREA gérant l’autoroute Lyon-Chambéry me répondit assez rapidement, en substance : « Oui, nous employons toujours des Micrals au contrôle-commande des bornes de péage. On prévoit de les remplacer, mais seulement après la fin des Jeux olympiques d’Albertville, au printemps 1992 ! »
Le 18 avril 1992, ma vieille voiture m’emmena donc vers Chambéry. Le préposé au péage de Nances, prévenu par sa hiérarchie, avait déposé dans des cartons les Micrals mis à la retraite, qui firent dans mon coffre le voyage de retour vers Paris. Il y a comme ça des moments de joie pure dans la vie d’un historien des techniques, semblables à « la gloire de mon père » de Pagnol après la chasse aux bartavelles ou à la jubilation que l’on éprouve en faisant une découverte ou en exhumant un trésor. Que la société de l’autoroute Lyon-Chambéry soit remerciée !
Surprise à l’arrivée, en ouvrant ces cadeaux : les unités « automatismes », qui avaient passé 20 ans pratiquement en plein air, dans l’abri très relatif des guérites de péage, avaient emmagasiné au gré des vents, qui des brins d’herbe, qui des épis de graminées champêtres, qui une sauterelle aventureuse… Preuve que le Micral N avait été bien conçu par des professionnels de l’informatique industrielle, pour fonctionner dans des conditions éprouvantes, loin de l’esprit ludique de la « contre-culture » californienne. Ça, c’était de la French tech. !
Je ne voulais pas garder tout ce butin pour moi. À tout seigneur, tout honneur, j’apportai à François Gernelle deux exemplaires, dont l’un garni du panneau de commandes permettant de programmer l’appareil « aux clés », en binaire. Un troisième alla à la Cité des Sciences et de l’Industrie de La Villette, où elle figura bientôt dans une exposition. J’en gardai un exemplaire, à la fois pour le plaisir du collectionneur et pour le montrer, soit à mes étudiants, soit dans quelque exposition future.
Onze ans plus tard, en 2003, quand j’organisai au CNAM un colloque et une petite exposition pour le 30e anniversaire du micro-ordinateur, François Gernelle apporta solennellement l’un de ses Micrals au Musée des Arts et Métiers, où il est exposé depuis. On a vu ensuite d’autres exemplaires apparaître dans des ventes aux enchères, parfois pour partir vers des collections américaines.
Quant au mien, j’aimerais assez lui redonner vie, dans la mesure où c’est compatible avec la conservation de ses composants, en lui faisant commander quelque machinerie autre qu’une barrière d’autoroute !
Pierre Mounier-Kuhn, 2023