A la recherche des ingénieurs de la R2E : Jacky Dubois

Par Hervé Le Bouler.

Faisons une pause entre deux articles techniques pour parler un peu d’histoires, de tranches de vie des acteurs de cette époque extraordinaire travaillant dans des sociétés créatrices et fertiles ayant construit la révolution de l’informatique en France. Justement, la société R2E en est un bon exemple.

La création de la R2E

R2E est l’acronyme de Réalisations et Etudes Electroniques.

En 1970, dans les disciplines de l’électronique et des mini-ordinateurs en France, la société Intertechnique est une grosse structure dotée d’une solide expérience dans l’aéronautique, le nucléaire, la médecine, les industries. Il faut automatiser, numériser, miniaturiser tous les systèmes des clients. Mais l’informatique n’en est qu’à ses débuts et les machines restent très spécifiquement construites pour chaque projet.

Deux personnes au sein de cette société, André Truong Thi et François Gernelle, ont une vision un peu différente de l’informatique naissante et poussent l’idée de faire des petits ordinateurs, moins chers à produire, basés sur des composants électroniques novateurs que sont les microprocesseurs, d’architecture très ouverte, rendant l’usage bien plus polyvalent que ceux des mini systèmes d’Intertechnique. 

Mais ils ne seront pas écoutés, Intertechnique se satisfaisant du marché des gros industriels nécessitant de grosses quantités de calculs qu’apportent les mini systèmes.

André Truong Thi décide alors de créer la R2E avec Paul Magneron (directeur commercial d’Intertechnique) en 1970. François Gernelle les rejoint en 1971.

Tout d’abord centré sur la réalisation de projets d’électronique, une demande de l’INRA en 1972, qui coïncide avec la sortie du processeur 8008 d’Intel, donne l’opportunité à François Gernelle de concevoir un nouveau concept d’ordinateur polyvalent. Ainsi, entouré d’un petit groupe d’ingénieurs très doués, il donne naissance au Micral N et à toute une gamme qui bénéficiera des progrès des derniers microprocesseurs.

micral team

Bernard Francina, François Gernelle, Jean-Claude Beckmann et Michel Joubert en septembre 1977 devant un Micral C, successeur du Micral N

 

Et comme on peut le constater, au-delà des technologies créées, des produits vendus et des clients gagnés, l’histoire de la R2E se base aussi sur des hommes qui, dans le contexte historique bouillonnant de ce début de la micro-informatique, inventent et mettent en œuvre des concepts pour faire avancer l’histoire de l’informatique en France.

Nous avons donc décidé de publier également un ensemble d’articles parlant de ces pionniers pour comprendre leurs parcours, leurs motivations, leurs souvenirs… Bref, une vision de l’intérieur au-delà de la seule revue des faits historiques liés à cette société.

Il n’est pas facile de retrouver tous les collaborateurs de l’époque. Certains ne sont malheureusement plus là pour nous raconter leurs histoires, d’autres ne veulent plus replonger dans le passé. Cependant, quelques-uns sont heureux de nous transmettre leur point de vue de l’histoire de la R2E et partager avec nous les anecdotes de l’intérieur.

C’est par exemple le cas de Jacky Dubois.

Jacky Dubois

De formation électronicien, il commence sa carrière professionnelle dans l’armée de l’air en tant que technicien sur ordinateur de bord pour les Mirages III & IV. Mais un domaine connexe l’intéresse déjà à cette époque et le pousse à suivre des cours du CNAM : c’est l’informatique. Son diplôme en poche, il quitte l’armée pour rejoindre la société Intertechnique à Plaisir où il va occuper le poste de technicien de maintenance en informatique pendant 5 ans. Cette société fabriquait toute une gamme de mini ordinateurs du multi4 au multi20.

Mais la hiérarchie pesante et les faibles possibilités d’évolutions le motivent à répondre positivement à l’appel d’un ancien collègue d’Intertechnique parti à la R2E. C’est ainsi en 1979 que Jacky Dubois intègre la société basée aux Ulis, que François Gernelle avait déjà rejointe en 1971, qui va lui procurer la plus intense expérience de travail de toute sa vie professionnelle.

Son aventure à la R2E

“Pour moi, l’arrivée à la R2E représentait une bouffée d’oxygène avec de grandes possibilités d’ouverture” déclare-t-il.

Contrairement à son passage chez Intertechnique où il est resté 5 ans au même poste, à la R2E, il change 20 fois de chef en quelques années et gravit rapidement les échelons passant de technicien de maintenance en clientèle, à responsable de maintenance de l’agence de Paris pour ensuite prendre la responsabilité du dépannage usine.

Mais le poste qui l’a marqué était celui de responsable des grandes affaires au sein de la maintenance. Il a dû se confronter à des projets hors norme et inhabituels.

Comme par exemple, devoir remplacer un fournisseur défaillant du projet “Plan des 10000 micros” de l’Education Nationale. Au sein du plan Calcul lancé par le Général de Gaulle en 1966, un premier sous projet porté par l’Education Nationale consistait à équiper les établissements scolaires d’ordinateurs afin d’éduquer les jeunes. Tout d’abord “l’expérience des 58 lycées” permit d’équiper quelques lycées choisis de Mitra 15 (CII) et T1600 (Télématique) entre 1972 et 1980. S’en est suivi une phase de généralisation, de 79 à 81,  consistant à déployer des LX (Logabax) et X1 (Société Occitane d’Electronique, plus d’informations sur cet ordinateur très rare disponible auprès de l’association Silicium.org) sur près de 170 lycées. Hélas, ce dernier fournisseur fit faillite et la R2E réussit à le remplacer au pied levé aux conditions de tenir les délais (de quelques semaines) de livraison des ordinateurs manquants, fournissant des modèles Micral 80-22G, et d’assurer la maintenance des X1 (SOE) déjà livrés et installés.

Micral 80 22g

Micral 80-22g, exposé au Musée National de l’Éducation de Rouen (crédit : Frédéric Bisson)

Jacky Dubois, avec quelques jeunes recrutés en urgence, quelques camions de livraison, et un kit de réparation pour la maintenance du X1 constitué dans son garage, réussit à équiper les lycées et permit aux agences régionales de la R2E d’assurer la maintenance sur des ordinateurs de la SOE en un temps record.

A cette époque, la R2E est une société dynamique, sur un marché porteur, il est d’ailleurs le premier fabricant de micro-ordinateur d’Europe. Le marché paraît sans limite, c’est le début de l’informatisation de la société européenne toute entière.

Mais au-delà de l’aspect professionnel, c’est surtout une aventure humaine.

“C’était fantastique. C’était une grande famille, on partait en séminaire en montagne en France où à l’étranger. Gernelle et Joubert mettaient une ambiance folle, on ne parlait plus forcément boulot !!” se remémore-t-il.

Hélas, à partir de 1981, des manœuvres politiques vont d’abord entraîner un rapprochement forcé avec Transac et SEMS pour finalement aboutir au rachat par Honeywell-Bull.

“Suite au rachat, il y a une envolée de moineaux parmi les collègues R2E. Certains sont partis chez Forum International, société fondée par Gernelle, d’autres, comme moi, sont restés. Mais j’ai dû apprendre à vivre dans une grosse boite de 45 000 personnes” ajoute-t-il.

Suite au rachat, la stratégie technologique a immédiatement changé. D’abord, il n’y avait plus d’avenir pour le marché de la micro-informatique, les innovations ont donc cessé. Pour finalement, dans l’urgence, faire un demi-tour et se lancer dans la copie de l’architecture IBM PC et vendre des clones Taïwanais.

Les inventions de la R2E ont été oubliées. C’est la fin d’une belle histoire.

Suite au rachat, Jacky Dubois reste quelques années chez Bull sur des postes qu’il juge intéressants jusqu’au jour où il doit participer à des missions d’optimisation des coûts de fonctionnement. En 1993, cela ne l’amuse plus, il démissionne et fonde sa propre société d’innovation.

Son admiration pour M. Gernelle

L’admiration qu’il porte à François Gernelle apparaît constamment en filigrane dans les propos de Jacky Dubois. Il dit d’ailleurs, à propos du rachat par Honeywell-Bull, “De plus, avec François Gernelle, nous avions devant nous un personnage d’une inventivité folle en terme de capacités techniques et technologiques. La fabrication d’un compatible PC n’était pas à la hauteur de ses aspirations.

Il rappelle que Gernelle a imaginé l’architecture du premier micro-ordinateur au monde avec le Micral N. “Il a d’ailleurs eu totalement raison de se battre contre Truong qui a voulu récupérer la paternité du Micral N. C’est une honte ce qu’il a essayé de faire”. Il ne mâche pas ses mots contre Truong avec qui il n’a jamais eu d’atomes crochus.

Plus tard, pour les vendeurs itinérants de la CCMC (Compagnie des Centres Mécano-Comptables), François Gernelle imagine le Portal, version transportable du Micral qu’il présentera au SICOB de 1980, une véritable prouesse pour l’époque où les transportables et portables sont très rares.

A présent, Jacky Dubois milite pour qu’une décoration honorifique soit donnée à François Gernelle afin de le remercier de ses inventions. Il initie une démarche auprès de la commune du Chesnay, lieu de résidence de François Gernelle, à laquelle il fournit une lettre justifiant sa demande par la mise en lumière de l’apport de François Gernelle à l’informatique française, voire mondiale. L’association MO5.com s’associe pleinement à cette démarche, toujours en cours, que nous espérons voir aboutir dans un avenir proche.

Sa collection

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Jacky Dubois avec un des Micral N de sa collection (crédit : Le Monde Informatique)

Au-delà de considérer les ordinateurs Micral comme des outils professionnels, Jacky Dubois développe une passion pour ce matériel qui représente à ses yeux un joyau inestimable de la micro-informatique mondiale. Il commence donc sa collection assez tôt en récupérant du matériel qui allait être jeté à la suite d’un incendie dans les locaux des Ulis de la R2E.

“Cela fait des années, 45 ans environ,  que je collectionne tout ce qui touche au Micral. J’ai une collection de 500 éléments : 16 micro ordinateurs, 60 documentations, 101 schémas, 93 cartes électroniques et 176 logiciels dont les premiers logiciels de jeux.

De plus, j’ai des tonnes de périphériques, des tonnes d’imprimantes”

De plus, Jacky Dubois milite auprès de l’État, des régions et des grandes villes de France pour la création d’un musée de l’informatique dans lequel pourrait s’intégrer sa collection.

“Alors, à 74 ans, je suis à présent dans une situation délicate […] Mais comme je n’ai eu aucune réponse ni des ministères, ni des régions, ni des grandes villes, la collection va sans doute être vendue et probablement à l’internationale”

L’association MO5.com milite également depuis des années pour la création d’un tel musée national. Jacky Dubois, de part sa collection et ses actions auprès des autorités, permet de faire avancer le débat et de contribuer, on l’espère, à la prise de conscience des politiques pour l’intérêt voire l’urgence de la conservation et du partage du patrimoine numérique français.

Le mot de la fin

Et enfin à la question “que retenez-vous de votre expérience à la R2E ?”

Jacky Dubois nous répond “Fantastique. Une petite entreprise, un dynamisme extraordinaire, une liberté de faire plein de choses, plein d’opportunités en interne. C’était une grande famille” ou encore “Les années passées à la R2E ont été les plus extraordinaires de ma vie”

 

Je remercie chaleureusement Jacky Dubois pour avoir partagé avec nous ces moments de vie et nous vous disons à bientôt pour de nouveaux témoignages de cette époque de pionniers.

 

N’oubliez pas de participer à la campagne pour soutenir nos travaux ! https://micral.mo5.com